Tu n’es pas si spéciale

Tu n’es pas si spéciale

Un peu la suite de mon article de la semaine dernière sur le fait que nos vies nous paraissent ternes rapport aux fictions. Hé oui, nos vies réelles se transforment rarement en conte de fées. Quelques beaux moments de grâce, évidemment, et il faudrait déjà définir ce qu’est un conte de fées. Mais comme ce n’est pas du tout mon sujet, je vous laisse répondre de votre côté. Non, aujourd’hui, j’ai un peu envie de démonter un mythe qui nous fait du mal : aucun de nous n’est spécial. Aucune personne n’est réellement spéciale. Ca, c’est juste un appât pour nous vendre des méthodes miracles pour accomplir notre destin. “Notre destin” à dire avec une voix un peu dramatique.

Je me sens si spéciale
(c) Alice Alinari

Dans la vie, nous devons nous accomplir. Peu importe ce que cela signifie. On doit réussir, sortir de la masse. Ne pas être le loser qui a une vie ordinaire, métro, boulot, dodo. Il faut vouloir faire quelque chose de sa vie à tout prix. D’où le choc quand j’avais expliqué que je n’avais ni plan de vie ni ambition. Moi, je veux juste être à la retraite et vivre ma meilleure vie. M’amuser sans avoir obligation de réussir car faut payer les factures à la fin du mois. Ah, c’est sûr, ça ne fait pas rêver. Je ne vendrai pas de milliers d’exemplaires de mon ouvrage “guide pour une vie pantoufle”. Alors que ce sera la réalité pour la plupart d’entre nous.

Pourtant, on s’obsède de nos talents. Si une fée artistique s’est penchée sur notre berceau, c’est bien qu’on doit en faire quelque chose. Ca a vraiment été ma croyance pendant des années. J’étais là “oui, moi, j’ai un talent pour l’écriture alors forcément, un jour, il se passera un truc”. Il s’est rien passé. Bon déjà parce que j’ai envoyé un premier manuscrit à 39 ans, quasi 40. Et que j’ai géré ça n’importe comment. J’ai pas tenté de faire progresser le truc. Je n’ai cultivé aucun réseau. J’ai même fini assez peu de manuscrits. Mais c’était mon talent et comme une fée s’était penchée sur mon berceau, ça m’offrirait forcément une vraie histoire. Aujourd’hui, j’ai conscience que :

Bref. Ok, j’écris bien and so what ?

Ecrire
(c) Hannah Olinger

Je parle d’écriture mais évidemment, ça marche pour tous les talents. Ne pas réussir dans sa voie rêvée ne veut pas dire que l’on est nul, au sens compétences du terme. Parfois, le succès et la reconnaissance arrivent bien plus tard. Regardez tous les films cultes qui ont été un four à leur sortie : Blade Runner, Fight Club, Les oiseaux, Scott Pilgrim. Phantom of the Paradise que j’ai découvert récemment et qui m’a bouleversée. Article à venir sur Raconte-moi des histoires. S’il le faut, dans dix ans, on se paluchera tous sur Jupiter Ascending. Que je tacle gratos alors que je l’ai même pas vu. Matez la vidéo intéressante de Linguisticae qui explique que nos classiques de littérature aujourd’hui n’étaient pas des cartons à leur époque. Ft. Zola et Flaubert, notamment Emma Bovary. Dans trente ans, parlerons-nous encore des Harry Potter ou de Game of thrones ? Celui-ci, c’est sûr que non.

A y regarder d’un tout petit peu près, le succès, la réussite, c’est rare. Limite un accident de la vie. Et pourtant, les rayons des librairies regorgent de livres qui nous enjoignent à s’engager pour obtenir la vie que l’on mérite. Et la question est là : au nom de quoi mérite-t-on une vie incroyable? Ce n’est pas que je me perçois comme une mauvaise personne, pas du tout. Mais si tout le monde peut avoir accès à une vie incroyable, ça n’aura plus rien d’incroyable. Par ailleurs, il ne suffit pas d’appliquer une recette pour réussir. Bien sûr, si on ne fait rien, il ne se passera rien. Cf. supra. Mais s’il suffisait de suivre une méthode pour s’accomplir, ça se saurait. Typiquement l’entrepreunariat. Combien d’entrepreneurs se sont cassés la gueule alors qu’ils se sont investis corps et âme, qu’ils ont été honnêtes et rigoureux ? Eux n’étaient donc pas spéciaux ? Ils ne méritaient pas de réussir parce que leur destin, c’est d’être des losers ?

Magasin fermé
(c) Tim Mossholder

Mais, ça, ce sont des histoires qui ne vendent pas. Ca vendra si y a une morale genre “échouer deux fois, se relever et réussir la troisième fois”. Un peu l’histoire du petit Theobald qui a planté ses deux premières start-ups avant de lancer Chefing. Qui semble tenir la route même si ça n’a pas l’air d’être le temple de l’épanouissement pour les salariés. Moralité de l’histoire ? Il est plus facile de réussir quand tes parents sont pétés de tunes. Comme Theobald.

C’est très bourgeois, cette idée qu’on est une personne spéciale, qu’on mérite plus que les autres. Qu’on a les compétences pour avoir une belle famille, une belle maison, un joli bateau ou ce que vous voulez.  Alors qu’avoir (toujours) plus est un privilège. Et un privilège de naissance, pour l’essentiel.  On réussit plus facilement quand on sait que c’est pas si grave de se planter ou quand on bénéficie d’un bon réseau. Celui de ses parents ou famille, celui de son école prestigieuse, de ses voisins… Je pense qu’il est facile de comprendre qu’on a plus d’opportunité business avec des voisins en maison individuelle ou dans un centre urbain que dans un HLM.

Banlieue chic
(c) Sky Gallian

Je suis intimement persuadée qu’on cherche à nous faire croire que nous sommes tous spéciaux pour deux raisons. Déjà, ça validerait la théorie que les personnes qui ont réussi, aka les gens qui ont de la tune et de gros bateaux avec toboggan et quinze jacuzzis, le méritent et ont de la valeur. Franchement bof. Quand tu vois le nombre de ces personnes qui sont juste rentières et ne font rien de leur vie, tu te dis que notre boussole n’est pas très claire quant à son nord. Et puis surtout, ça nous montre une voie à suivre, un Everest à atteindre qui va nous épuiser, va nous faire sentir solidaire de gens qui n’ont rien à voir avec nous mais du moment qu’on ne saisit pas la supercherie…

Et évidemment, ça permettra de vendre tout un tas de méthodes pseudo miracles qui ne peuvent échouer, sauf si vous faites mal. Mais je vais vous dire une vérité : une simple méthode ne suffira pas. Si tout le monde avait cette destinée spéciale, accessible à qui veut, je peux vous garantir qu’on serait tous artistes et personne n’irait bosser dans des bureaux. Quand j’avais eu mon épiphanie sur ma vocation d’écriture, je l’avais eue suite à la question suivante “si vous étiez sûre de réussir, quelle voie choisiriez-vous ?”. Et je l’ai vu lors de mon bilan de compétence, sur le groupe d’échanges en ligne. Tout le monde voulait devenir coach, wedding planner, décoratrice ou naturopathe. Les personnes qui envisageaient des métiers plus prosaïques comme data manager (moi) le faisaient par pur pragmatisme parce que c’était le plus simple. Franchement, le coaching, j’y ai pensé. Le coaching emploi, j’entends. Mais vu que je déteste le monde du travail, je vois pas trop comment j’aurais pu aider des gens à guérir leur rapport au travail…

Ecrire sans peur
(c) Hannah Grace

Bref, je ne suis pas spéciale. Ca ne veut pas dire que je ne dois pas tenter de réaliser mon rêve. Que je ne dois pas faire des efforts pour y arriver. Qu’il ne m’arrivera jamais rien d’exceptionnel. Ca veut juste dire que rien ne rend ce destin évident ou mérité. Et que je ne pars pas avec les meilleures cartes en main même si je n’ai pas les pires non plus. Mais en tant que personne non spéciale, je ne mérite pas le succès ou une destinée exceptionnelle. Contrairement à ce que me racontent tous les livres qui me promettent que la meilleure version de moi-même obtiendra tout ce qu’elle voudra. Facile à dire : elle n’existe pas.

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